Explication de texte: Kant, Qu'est-ce que les lumières?

Explication de texte : Kant: Qu'est-ce que les Lumières?


           Le mouvement des Lumières inauguré en Europe au 18ème siècle se définit par opposition à l'obscurantisme des siècles précédents caractérisé par l'obéissance aveugle aux autorités religieuses et politiques. Comment expliquer la soumission à l'autorité ? Pourquoi on ne pense pas par nous-mêmes ?Dans son opuscule Qu'est-ce que les lumières ? Kant affirme que la paresse et la lâcheté représentent les deux obstacles empêchant la diffusion des lumières. L'examen de ces deux obstacles présuppose la définition préalable des lumières. C'est la raison pour laquelle Kant définit dans un premier temps l'essence des lumières(premier paragraphe) pour pouvoir examiner précisément la nature des obstacles à leur diffusion (deuxième paragraphe). L'enjeu du texte est double. Il est tout d'abord théorique dans le sens où Kant tente de comprendre l'essence des lumières. Cependant, cette compréhension n'est pas une fin en soi puisqu'elle vise in fine à inciter le lecteur à suivre ce mouvement en l'émancipant des tutelles qui l'emprisonnent.




Lorsqu'un terme est galvaudé, on perd de vue son sens. D'où la nécessité de saisir de manière précise sa définition. Le mot définition vient du latin "definitio/definitum" qui signifie "délimiter", "poser une limite". C'est une telle limite que Kant essaie de poser pour saisir le mouvement des Lumières. Il ne cherche pas à énumérer les divers penseurs des lumières, mais il essaye de saisir leur essence commune, c'est à dire ce qui les rassemble malgré leur différence. Un tel projet présuppose un risque de confusion possible entre le mouvement des lumières et ce qui pourrait ressembler à ce mouvement. On croit souvent que faire partie des lumières c'est avoir beaucoup de connaissances. Pourtant, l'érudition est-elle une condition suffisante pour faire partie des lumières ? Est-il possible de posséder de nombreuses connaissances sans faire partie de ce mouvement ? La réponse à cette question suppose l'examen de la définition kantienne des lumières.La formule est lapidaire: "Les Lumières c'est la sortie des hommes hors de l'état de minorité". Parler d'une sortie, c'est mettre l'accent sur une action plutôt qu'un état. Les Lumières ne sont donc pas un état achevé de l'humanité, mais un processus qui prend du temps. Il s'agit ainsi d'un idéal que l'on vise sans peut-être espérer y parvenir complètement.On peut noter que cette progression dans le temps est plus explicite dans la traduction anglaise "enlightenment" qu'on peut traduire comme l'éclairement. Mais à qui s'adresse le mouvement des lumières ? S'adresse t-il à tous les hommes sans distinction de races, de cultures ou d'époques ? Ou bien Kant s'adresse t-il aux hommes de son époque en Europe ? Les lumières concernent-elles aussi les femmes ?
L’ambiguïté du texte repose sur la polysémie du terme « homme ». On pourrait tout d'abord interpréter ce terme de manière sexiste. Dans cette perspective, la sortie de « l’homme » hors de l'état de minorité » ne concernerait pas la femme. Cette hypothèse sexiste pourrait être justifiée par le fait que Kant utilise dans le deuxième paragraphe l'expression « sexe faible », ce qui sous entendrait une inégalité naturelle et donc une hiérarchie entre l'homme et la femme. Cette hypothèse serait évidemment discutable puisqu'il est évident que les femmes sont capables de penser. On pourrait citer les exemples de Marie Curie, de madame du Châtelet ou encore de la princesse Élisabeth pour justifier par l'histoire de la pensée l'absurdité du sexisme.On pourrait aussi interpréter le terme « homme » de manière culturaliste. Ainsi, Kant s'adresserait aux hommes de son époque. D'ailleurs, on dit souvent que le 18ème siècle en Europe, c'est le siècle des lumières. Quelle est la conséquence de cette hypothèse culturaliste ?Si le mouvement des lumières appartient à l’Europe du 18ème siècle, alors ce mouvement est non seulement attaché à un lieu mais aussi à une époque et par conséquent il serait limité dans le temps et l'espace. Or, l'idéal des lumières est-il périmé ? Ne peut-il pas encore nous concerner ? Dès lors, ne faudrait-il pas plutôt souscrire à une hypothèse universaliste mettant l'accent sur l'universalité des lumières plutôt que sur leur relativité spatio-temporelle ? Dans cette perspective, les lumières concerneraient tous les hommes sans distinctions de races,de cultures, de sexes ou d'époques. Cette hypothèse de lecture nous semble la plus juste et la plus intéressante dans le sens où les lumières incarneraient un idéal de l'humanité dans son ensemble. On pourrait même aller jusqu'à dire que les lumières permettent l'accomplissement de notre humanité puisqu'elle n'est pas entièrement donnée par nature, mais est le fruit d'une conquête issue de l'éducation. Devenir un homme accompli, c'est ainsi être capable de penser. Nous devons sortir de notre état de minorité pour suivre le mouvement des lumières, rester dans notre état de minorité est pour Kant une faute. Cela présupposerait alors que nous sommes responsable de notre état de minorité et ainsi que le fait de rester dans cet état est un choix. Il reste donc deux questions à examiner pour parvenir à définir les lumières : 1/ Qu'est-ce que l'état de minorité ? 2/ En quels sens sommes-nous responsables de cet état ? Les réponses à ces deux questions constituent le double objectif de la seconde phrase.
Kant définit l'état de minorité comme « l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui... ». L'entendement désigne la faculté permettant de forger des concepts et de les relier logiquement. Par exemple, si a = b et b = c, alors nous pouvons déduire par notre entendement que a = c. Les concepts a, b et c sont reliés entre eux par le concept d'égalité grâce à une opération de l'entendement. C'est donc cette faculté qui permet de penser. Mais suffit-il de penser pour faire partie des lumières ? Le texte ajoute une nuance intéressante car l'état de minorité c'est l'incapacité de se servir de son entendement « sans la direction d'autrui ». Par conséquent, nous pourrions très bien penser ou utiliser notre entendement tout en restant dans un état de minorité. On pourrait distinguer deux cas de figure. On peut être dans un état de minorité pour deux raisons : soit on n'est pas capable de penser ou soit on n'est pas capable de penser seul. Autrement dit, faire partie des lumières ce n'est pas juste penser, ou accumuler de nombreuses connaissances, c'est penser par soi-même. Penser par soi-même ce n'est pas nécessairement avoir une idée originale, ce n'est pas se replier sur soi et se fermer aux autres, c'est au contraire être à l'écoute des autres et des textes, c'est prendre la décision d'examiner les idées énoncées par autrui. On peut obéir et même suivre l'avis de quelqu'un tout en pensant par nous-même puisque penser, c'est chercher à comprendre le sens et le bien fondé du discours de l'autre, c'est essayer de justifier par des raisons ce discours et aussi voir ses limites et les problèmes qu'il pose.
Il reste maintenant à examiner en quel sens nous sommes responsables de notre état de minorité. D'ailleurs, sommes-nous toujours responsables de notre état de minorité ? Kant distingue le cas de celui qui manque d'entendement et celui qui manque de volonté. Que signifie manquer d'entendement ? Si nous prenons l'exemple du fou ou du jeune enfant on peut remarquer qu'ils sont capables d'avoir des concepts, cependant ils n'arrivent pas toujours à les articuler de manière logique. C'est la raison pour laquelle il ne sont pas responsables de leur état de minorité. Pour eux cet état n'est pas un choix, mais une nécessité. Par contre, ceux qui sont capables de penser par eux-mêmes et qui ne le font pas peuvent être tenus pour responsables de leur état de minorité. Il ne s'agit plus d'un manque de pouvoir mais d'un manque de volonté. Kant explique ce manque de volonté par deux raisons : le manque de résolution(la paresse) et le manque de courage (la lâcheté). C'est ces deux obstacles qu'il examinera dans la deuxième partie du texte. Pourquoi, ne pas commencer tout de suite l'examen de ces deux obstacles ? Quel est le statut du dernier passage du premier paragraphe ?
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. » Dans ce passage, Kant utilise l'impératif en s'adressant directement au lecteur. Il cherche à persuader le lecteur à penser par lui-même en utilisant des moyens rhétoriques. En effet, il n'avance pas ici des arguments rationnels en faveur des lumières mais il provoque le lecteur en sous-entendant sa lâcheté (aie le courage!). Cela montre bien que l'enjeu du texte n'est pas simplement théorique, sa finalité réelle est pratique. Si Kant définit les lumières et examine les obstacle à leur diffusion, c'est pour pouvoir éclairer celui qui va le lire. C'est la raison pour laquelle il fallait d'abord définir les lumières( première partie) pour pouvoir cerner précisément les obstacles à leur diffusion(deuxième partie). Pourquoi on ne pense pas par nous-même, même si on en a la capacité ? Qu'est-ce qui nous empêche de vouloir suivre le mouvement des lumières ? Telles sont les questions que Kant résoudra dans la deuxième partie du texte.


           Il distingue la minorité naturelle et intellectuelle. Elles sont nécessaires au début de notre vie et impliquent une dépendance à l'égard du tuteur. La minorité du point de vue biologique prend fin naturellement lorsque nos forces rendent possible notre autonomie. Par contre, la minorité intellectuelle se perpétue à cause de deux obstacles majeurs: la paresse et la lâcheté. Kant met en parallèle nos facultés intellectuelles et morales et les tuteurs qui les remplacent. L'entendement et notre conscience morale permettent de réfléchir par nous-mêmes et de guider nos choix. Par conséquent, l'état de minorité n'est pas une fatalité. Or, force est de constater que notre paresse nous pousse à nous soumettre à l'autorité d'un livre, d'un directeur de conscience ou d'un médecin en échange d'argent. La paresse nous empêche de penser par nous-mêmes puisque « penser » est un effort, un travail que nous ne sommes pas toujours prêt à consentir. Il est plus facile de rêver, de se divertir, de dormir ou de ne rien faire plutôt que se concentrer et réfléchir sur le bien fondé d'un discours. La paresse est notre pente naturelle, le travail de la pensée c'est aller à contre courant, c'est résister à la facilité, tel est le prix de l'autonomie, de l'indépendance d'esprit. Car en effet, celui qui ne pense pas par lui même est condamné à se soumettre à l'autorité d'un autre pour guider sa vie. Or la dignité de l'homme ne réside t-elle pas dans sa liberté ?
           Cependant jusqu'où peut aller cette indépendance ? N'est-il pas préférable à certains moments de se soumettre à l'autorité des autres ? La liberté de penser n'est-elle pas dangereuse ? Si nous reprenons l'exemple de Kant concernant la médecine, on peut se demander s'il n'est pas souhaitable d'écouter le médecin plutôt que de penser par soi-même. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes compétences et les mêmes connaissances, faut-il faire dix ans de médecine pour pouvoir se soigner soi-même ? Une erreur de logique dans un raisonnement a moins de conséquence qu'une erreur médicale. La thèse kantienne n'est-elle pas dès lors contestable ? Il faut se rappeler que l'état de la médecine au 18ème siècle n'est pas comparable aux progrès accomplis depuis. Mais malgré les progrès de la médecine peut-on sérieusement croire que les médecins sont infaillibles ? L'erreur médicale est toujours possible et les progrès futurs invalideront à coup sûr certains traitement d'aujourd'hui. Ainsi, peut-être que Kant a raison de dire qu'il ne faut pas renoncer à penser par soi-même, même dans le domaine médical. Certes, on ne pourra pas avoir autant de connaissance qu'un médecin, mais il ne faudra pas renoncer à comprendre son diagnostique et il faudra aussi demander l'avis de plusieurs spécialistes en cas de maladies ou d'opérations graves. Penser par soi-même ce n'est n'est pas se replier sur sa pensée, mais c'est s'ouvrir aux autres par le dialogue afin de se rapprocher ensemble de la vérité. Il faudra donc surmonter notre paresse pour pouvoir penser par nous-mêmes.
           Pourtant, la paresse n'est pas le seul obstacle.De fait, nous pouvons ne pas craindre les efforts de réflexion sans forcément avoir le courage de penser par nous-mêmes. Cette lâcheté n'est pas une exception, mais la règle. Elle concerne, selon Kant "la plupart des hommes et parmi eux le sexe faible tout entier". L'expression "sexe faible" présuppose l'existence d'un sexe fort et implique donc l'idée d'une hiérarchie sexuelle entre l'homme et la femme. Y a-t-il donc une inégalité entre l'homme et la femme au niveau de l'autonomie de la pensée? Kant affirme t-il que les femmes resteront par nature dans l'état de minorité? Cette hypothèse est discutable pour deux raisons. Tout d'abord, elle est fausse puisqu'il y a des femmes qui pensent par elles mêmes. Si on prend l'exemple de Georges Sand en littérature ou celui d'Emilie du Châtelet en science, on ne peut nier la possibilité pour une femme de sortir de l'état de minorité. De plus, si Kant adhère à un préjugé sexiste du 18ème siècle, il tomberait dans une contradiction performative, c'est à dire une contradiction entre le discours et l'action. En effet, on ne peut pas inciter le lecteur à penser par lui même et en même temps répéter ce que tout le monde répète sans justification. Certes, on peut penser par soi-même et adhérer à une opinion générale en ayant des raisons de le faire. Cependant, Kant ne présente ici aucune justification de son affirmation. Par conséquent, il risque soit de se contredire soit d'énoncer une opinion gratuite sans la justifier par son entendement. Dans les deux cas, la position kantienne semble fragile. A moins alors de considérer ce passage comme une provocation à l'égard des femmes pour les inciter à penser par elles-mêmes.  Quoiqu'il en soit, cet état de minorité volontaire entraîne une dépendance à l'égard des tuteurs. On peut définir le tuteur comme l'individu qui pense à notre place et guide ainsi nos vies. Loin de favoriser notre émancipation et notre autonomie, ils accentuent au contraire notre dépendance en exagérant le danger de penser par soi-même. Le développement de cette peur se justifie par la volonté de maintenir leur domination sur les hommes en état de minorité. La méthode est simple: il faut les rendre stupides en favorisant la croyance plutôt que la réflexion et il faut également susciter la peur de l'échec ou de l'exclusion du groupe. Dans cette perspective, le tuteur a un rôle essentiellement négatif chez Kant. Cette position n'est-elle pas exagérée? Le tutorat n'est-il pas nécessaire pour ceux qui ne sont pas encore capables de penser par eux-mêmes? Un tuteur ne peut-il pas nous guider vers l'autonomie de la pensée? On peut remarquer que Kant n'étudie pas les différents genres de tuteurs. Il se borne à dénoncer les abus de certains tuteurs, il dit bien "ces tuteurs" et non "les tuteurs" en général.

En définitive, ce texte a une portée à la fois théorique et pratique puisqu'il définit le mouvement des Lumières et nous exhorte à le suivre. Il montre que l'unité du mouvement des Lumières ne réside pas tant dans l'adhésion dogmatique à un système de pensée qu'à la volonté partagée de penser par soi-même. La réalisation de cet idéal présuppose le dépassement de notre paresse et de notre lâcheté et rend possible notre libération à l'égard des tuteurs qui nous asservissent par la peur. Ce texte soulève néanmoins trois questions. Tout d'abord le statut de la femme dans le domaine de la pensée. La conception d'un sexe faible semble aujourd'hui dépassée et l'Histoire montre que les femmes ont autant de courage de penser que les hommes. On peut aussi se demander si la liberté de penser est souhaitable pour tout le monde. Dans la deuxième partie du Discours de la méthode, Descartes affirme qu'il est préférable de ne pas penser par soi-même, si nous n'avons pas assez de patience pour conduire par ordre nos raisonnements. La plupart des hommes "s'ils avaient une fois pris la liberté de douter des principes qu'ils ont reçus et de s'écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu'il faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie." Le risque d'égarement peut donc constituer un péril pour l'ordre moral et social. Peut-être que le conformisme est une nécessité sociale et que l'accession à la pensée libre et autonome de tous les hommes est une utopie. Les lumières peuvent-elles vraiment être destinées à l'ensemble du peuple, ne sont-elles pas réservées à une élite intellectuelle ? Ainsi, Le discours kantien n'est-il pas subversif ? Inciter le peuple à penser par lui-même n'est-ce pas encourager la désobéissance civile et à terme le chaos ? Comment rendre possible l'idéal des lumières sans encourager la désobéissance et la révolte ? Kant répondra à cette question plus tard dans son œuvre par la distinction entre l'usage privé de sa raison et son usage public. Nous avons le devoir d'obéir à la hiérarchie, un prêtre ou un soldat,par exemple, doivent suivre les ordres de l’Église ou de l’État sans se rebeller. Cependant, ils ont aussi le droit de publier à titre de citoyens leur projet de réforme de leurs institutions. L'obéissance privée et la discussion publique permettent ainsi la conciliation de l'idéal des lumières avec l'autorité de l’État nécessaire à la vie en commun. Il est dès lors légitime de suivre l'adage des lumières même aujourd'hui : « sapere aude ! ».


TH


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