EXPLICATION DE TEXTE Descartes, Les méditations métaphysiques, I




         Il y a déjà quelques temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantités de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain; (2) de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. (3) Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il me reste pour agir. Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, (4) je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. (5) Or il ne sera pas nécessaire pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi je ne viendrai jamais à bout ; mais d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai suffira pour me les faire toutes rejeter. (6) Et pour cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées. Descartes, Les méditations métaphysiques,I

        Dans Le dictionnaire des idées reçues, Flaubert recense de manière alphabétique les différents préjugés de son époque. Par exemple que les cauchemars viennent de l'estomac ou que l'humidité est la cause de toutes les maladies. Bien évidemment, cela n'est pas propre à la société française du 19ème siècle, mais ce constat vaut de manière universelle et intemporelle : nous sommes prisonniers de nos fausses opinions. La prise de conscience de cet emprisonnement nous met face à une alternative : soit nous prenons acte de cette situation et nous devenons cyniques et sceptiques sur les prétentions de l'homme vis à vis de la connaissance, soit nous nous mettons résolument en marche vers la vérité. La voie du renoncement est sûrement plus facile, a contrario la recherche de la vérité est jonchée d'obstacles et nécessite donc une méthode. C'est un tel cheminement que nous trace Descartes dans ce texte extrait des Méditations métaphysiques. En s'appuyant sur le constat de la fausseté de ses opinions(premier paragraphe), il défend la thèse selon laquelle il est nécessaire de détruire ses anciennes opinions pour refonder l'édifice de la connaissance (deuxième paragraphe). Ce texte s'articule donc autour de deux moments essentiels : la justification du projet de destruction des opinions et la méthode suivie pour y parvenir. L'originalité de l'approche cartésienne est tout d'abord formelle. De fait, contrairement à la philosophie scolastique qui appuyait ses raisonnements sur le commentaire de la Bible ou des œuvres d'Aristote, la philosophie cartésienne s'écrit à la première personne. Descartes ne prétend plus penser par rapport à une tradition antérieure, mais il essaye, en pensant par lui-même, de fonder la connaissance. On peut bien entendu interroger la légitimité d'une telle tentative : peut-on vraiment fonder la connaissance par soi même ? Une telle auto-fondation n'est-elle pas illusoire ? Ne sommes-nous pas toujours, en effet, les héritiers d'une tradition ? L'écriture à la première personne pose un deuxième problème : faut-il considérer ce texte de Descartes comme un simple témoignage ? Dans cette hypothèse, il faudrait alors conclure à la subjectivité et à la relativité du discours cartésien. Il s'agirait seulement de l'exposition de son point de vue et cela ruinerait ainsi toute prétention à la vérité. Certes, Descartes s'exprime à la première personne ; contrairement à Kant dans Qu'est-ce que les lumières ?, il n'incite pas explicitement le lecteur à suivre son exemple ; pourtant, il ne s'agit pas de la pure expression de la subjectivité de l'auteur. De fait, le discours de Descartes prétend à la vérité et à l'universalité en ce sens que tous ceux qui suivent son chemin de pensée peuvent examiner ses raisons et ainsi la forme du discours n'est pas une objection à l'encontre de sa prétention à la vérité. L'intérêt d'une telle approche consiste à examiner la genèse d'une pensée en montrant qu'elle n'apparaît pas d'emblée comme un système achevé. Descartes ne présente pas ici son « système », mais les conditions d'élaboration de sa pensée ; d'où la présentation quasi biographique du texte. On peut distinguer le premier paragraphe où Descartes parle au passé et le second ou il utilise le présent et le futur. Dans son passé, il élabore une triple distinction : le temps de l'ignorance, le temps de la prise de conscience de l'ignorance et enfin le temps de la délibération.
         Qu'est-ce qui caractérise la première période d'ignorance ? « Dès mes premières années, j'avais reçu quantités de fausses opinions pour véritables ». Le verbe recevoir montre que les opinions reçues depuis l'enfance ne sont pas issues de l'activité de notre raison. Elles sont reçues passivement et relève donc de l'ordre du préjugé. Quelle est l'origine de nos opinions ? On peut en dénombrer au moins trois : notre famille, l'école et la société. C'est le respect de ces autorités extérieures qui donne à ces opinions du crédit et qui nous incite à les tenir pour vraies. Or, étant donné que nos opinions sont reçues sans être interrogées ou réfléchies, elles sont soit fausses soit mal assurées. Descartes distingue l'opinion fausse et les principes mal assurés. Cette distinction est essentielle pour comprendre l'entreprise cartésienne de destruction des opinions. Une opinion est un jugement, une affirmation, alors qu'un principe est le fondement d'une opinion. Que faut-il concrètement entendre par « principe » ? Nos opinions peuvent venir de deux principes : l'autorité de la tradition et de nos sens. Pourquoi ces deux principes ne sont-ils pas fiables ? Examinons leur valeur à travers le débat entre le géocentrisme et l'héliocentrisme. Nous savons aujourd'hui grâce aux démonstrations de Copernic et de Galilée que , contrairement aux apparences sensibles, c'est la Terre qui tourne autour du Soleil. Pourtant, si on suit l'autorité de la tradition de l'époque ou encore le témoignage de nos sens, on serait obligé d'adhérer au géocentrisme. De fait, l'Eglise s'appuyait sur l'Ancien Testament et l'autorité d'Aristote pour justifier l'idée selon laquelle la Terre est le centre immobile de l'univers. De même, nous voyons tous les jours le soleil se lever et se coucher. Dès lors, si les principes de l'autorité ou des sens peuvent nous induire en erreur, c'est qu'ils ne sont pas assurés. C'est la raison pour laquelle Descartes affirme que « ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ». En définitive, la période d'ignorance se caractérise par notre passivité vis à vis de la tradition et de nos sens. Mais lorsque Descartes écrit ce texte, il ne se trouve plus dans cet état d'ignorance. Il faut donc distinguer une deuxième période : celle de la prise de conscience. Comment prenons-nous conscience de notre ignorance ? Quelles sont les causes d'une telle prise de conscience ?
          Descartes ne répond pas à cette question dans notre texte. Cependant, on peut formuler au moins deux hypothèses. Tout d'abord, nous pouvons prendre conscience du manque de certitude d'une opinion lorsqu'elle est opposée à une autre opinion soutenue par la tradition. Les thèses métaphysiques sur l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme ne sont pas unanimes et peuvent même être contradictoires. Dès lors, qui croire ? Outre la contradiction des opinions de la tradition, nous pouvons aussi prendre conscience de nos erreurs grâce à notre expérience. Lorsque, par exemple, nous plongeons un bâton dans l'eau, il semble brisé, pourtant ce n'est pas le cas. Ainsi, nous pouvons faire l'expérience de la faiblesse de nos sens et, par la même occasion, prendre conscience de la fragilité de ce principe. Quelles sont les conséquences de la prise de conscience de l'incertitude de nos opinions ? Si nos opinions sont fondées sur des principes mal assurés, alors on ne pourrait pas parvenir à « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». C'est cette conséquence qui est à l'origine du projet cartésien d'une refondation du savoir. Mais alors, pourquoi Descartes n'a-t-il pas entrepris son projet dès la prise de conscience de la fausseté de ses opinions ? Certes, une telle prise de conscience est une condition nécessaire au projet cartésien, c'est de fait la fragilité de nos opinions qui donne la volonté de trouver des bases solides, sûres et certaines. Cependant, elle n'est pas une condition suffisante, sinon Descartes n'aurait pas attendu si longtemps. Comment alors expliquer une telle attente ?
         Il s'agit du troisième moment de son passé : le temps de la délibération. Autrement dit, l'hésitation cartésienne face à la grandeur de la tâche. Hésitation d'ordre existentiel puisqu'il s'agit de délibérer sur l'usage de notre temps. Faut-il s'atteler à une tâche aussi difficile ou bien faut-il renoncer à établir quelque chose de sûr et de certain ? Le temps de la délibération n'est pas infini et il faudra parvenir à une décision. Dans le langage de Descartes, un tel projet est un devoir intellectuel. Ce qui est en jeu ici c'est sa nature même de philosophe. De deux choses l'une : soit il recherche sincèrement la vérité et alors il doit s'engager dans cette voie ou soit en renonçant à se projet, il renonce de facto à se prétendre philosophe. Mais quelle méthode faudrait-il suivre pour mener à bien ce projet ? Comment détruire ses fausses opinions ? Une telle tâche n'est-elle pas infinie ? Il résoudra ces questions dans la deuxième partie du texte.
         
          Le second paragraphe en s'ouvrant par le terme « maintenant » établit une rupture avec le triple passé décrit dans le premier paragraphe (le temps de l'ignorance, de la prise de conscience et de la délibération) et inaugure le chantier de son entreprise. Quelles sont les conditions de possibilité d'un tel projet ? Descartes en recense trois : notre esprit doit être « libre de tous soins », on doit se procurer « un repos assuré » et « une paisible solitude ». Le point commun de ces trois conditions, c'est le temps. De fait, il faut prendre le temps de penser, il ne s'agit pas d'une activité à temps partiel casée entre deux occupations ou d'une curiosité intellectuelle destinée à tuer le temps, mais il s'agit d'une activité à temps complet. Ce temps consacré à la réflexion nécessite à la fois des conditions matérielles et psychologiques particulières. Or , notre vie quotidienne est guidée par l'affairement et la préoccupation, de sorte que nous n'avons pas le temps de penser sérieusement. Plus précisément, notre pensée est fixée sur la résolution des tâches urgentes liées aux contraintes de l'action. Les méditations métaphysiques présupposent ainsi une rupture avec ce rythme quotidien afin de parvenir à avoir un esprit « libre de tous soins ». Outre nos soucis du moment, notre esprit peut également être enchainé à nos passions. Lorsque nous sommes amoureux, par exemple, nous ne voulons pas penser à autre chose qu'à l'être aimé ou lorsque nous sommes avares, notre esprit est accaparé par l'or. Bref, Dom Juan ou Harpagon ne sauraient se destiner aux méditations métaphysiques. La première condition requise est donc d'ordre psychologique : notre esprit doit être libéré du souci et des passions. Cette condition psychologique est adossée aux deux suivantes : « le repos assuré » et « la paisible solitude ». De fait, la pensée présuppose des conditions matérielles particulières puisque vivre dans le dénuement ou être assailli par des difficultés matérielles (nourriture, logement etc) augmente nos soucis et nous empêche de prendre le temps de réfléchir. De même, nos passions viennent de notre rapport à autrui, c'est la raison pour laquelle « la paisible solitude » est une condition nécessaire à l'activité sérieuse de la pensée. Nous pouvons mesurer la distance entre les approches cartésienne et platonicienne de la vérité. En effet, pour Platon, la prise de conscience de notre ignorance et la quête de la vérité impliquent le dialogue avec autrui. La vérité ne fait donc pas l'objet d'une quête solitaire mais possède par nature une dimension dialogique. D'ailleurs, les formes du discours philosophiques reflètent ces deux conceptions de la vérité, le dialogue platonicien s'écrit avec plusieurs personnes alors que l'autobiographie cartésienne s'écrit à la première personne. Descartes se retire donc dans une paisible solitude pour détruire ses anciennes opinions « avec liberté ». La liberté de penser cartésienne n'est pas une revendication politique. Descartes n'est pas un révolutionnaire au sens où l'étaient certains philosophes des lumières au 18ème siècle. Il prend simplement la liberté de penser seul sans l'aide de la tradition et aussi la liberté de communiquer à autrui ses pensées. Si la méthode cartésienne n'est pas dialogique, il ne renonce pas pour autant à correspondre avec un public éclairé (Hobbes, Huygens, la princesse Elizabeth etc...) pour préciser ses pensées et ses arguments.
         Devant la grandeur de son entreprise, il prend le temps de présenter sa méthode de destruction des opinions. Il examine notamment trois possibilités de destruction. Première hypothèse : pour détruire une opinion, est-il nécessaire de prouver qu'elle est fausse ? Une telle voie est impraticable puisqu'elle est infinie. De fait, prouver que toutes nos opinions sont fausses prendra un temps extrêmement long. Une telle ambition ne prend pas en compte notre finitude et oublie ainsi que le temps nous est compté. D'où la deuxième hypothèse : rejeter ce dont on peut douter. Le critère cartésien de vérité est donc l'indubitable, ce qui est sûr et certain. Dans cette perspective, la notion de probabilité s'opposerait à celle de vérité. Un tel idéal n'est-il pas trop sévère ? Ne peut-il pas y avoir des vérités probables ? On peut formuler au moins trois objections à l'encontre de la thèse cartésienne. La première concerne l'impossibilité pratique du rejet des probabilités. En effet, notre vie quotidienne ne repose-t-elle pas sur des calculs de probabilité ? On peut difficilement être sûr et certain de quelque chose, or il faut bien prendre des décisions. Les choix ne reposent donc pas sur l'indubitable mais sur les probalités de succès ou d'échec. Choisir, par exemple, de consacrer du temps aux méditations métaphysiques dans « une paisible solitude » afin de découvrir la vérité vient non d'une certitude indubitable mais d'une probabilité de réussir cette entreprise. Descartes ne peut pas être certain de découvrir la vérité avant d'y arriver et il ne peut pas la découvrir sans concevoir au préalable la probabilité d'y parvenir. Ainsi, de manière paradoxale, on pourrait dire que Descartes énonce un principe qu'il ne respecte pas lui même. La deuxième objection est d'ordre théorique. La théorie cartésienne de la science n'est-elle pas dépassée ? Certaines disciplines scientifiques comme la sociologie ou la psychologie reposent sur des vérités statistiques. Même les sciences expérimentales ne parviennent qu'à des vérités provisoires. Les théories physiques, par exemple, progressent en remettant en question perpétuellement leurs principes. C'est la raison pour laquelle on peut dire que les sciences ne s'opposent pas aux probabilités, mais elles y sont intimement liées. La troisième objection est elle-même formulée par Descartes et sert de transition pour la troisième hypothèse. Examiner la probabilité des opinions, même sans prouver leur fausseté, est également une tâche infinie. C'est pourquoi il formule sa troisième hypothèse de travail : pour rejeter les opinions fausses, il suffit de rejeter les principes sur lesquels elles sont fondées. L'intérêt d'une telle méthode réside dans le gain de temps puisqu'en effet les principes qui fondent nos opinions sont peu nombreux contrairement à la multiplicité des opinions fondées sur eux. Il suffit de monter que l'argument d'autorité et le témoignage de nos sens ne sont pas fiables pour rejeter toutes les opinions fondées sur eux. 
         En définitive, ce texte de Descartes présente un double intérêt : il justifie et expose sa méthode de destruction des opinions. La justifications d'un tel projet se déploie dans une analyse quasi autobiographique en trois moments distincts. Le premier décrit le temps de l'ignorance où les opinions sont reçues passivement sans être examinées ou interrogées en raison de l'autorité de leur source. Le deuxième moment examine la prise de conscience de l'ignorance, condition nécessaire mais pas suffisante de la quête de la vérité puisque cette dernière présuppose également du temps et de la volonté. D'où le temps de la délibération entre la prise de conscience et l'écriture des méditations. Penser par soi même implique des conditions psychologiques et matérielles particulières pour avoir le temps de penser sérieusement. La dernière exigence est d'ordre méthodologique : on ne peut rejeter les opinions en prouvant leur fausseté ou même en mettant en évidence leur probabilité, mais il faut les rejeter en détruisant leurs fondements. Le projet cartésien repose sur trois présupposés discutables : 1/ la quête de la vérité est une activité solitaire. Or n'est-il pas préférable de mettre en avant le nécessaire rapport à autrui dans la recherche de la vérité ? 2/Il est possible de penser indépendamment de la tradition. Pourtant n'est-il pas illusoire de croire penser seul dans le sens où les notions que nous utilisons sont un héritage de notre tradition ? 3/ Le critère de la vérité c'est l'indubitable. Critère problématique puisque la science est liée à la notion de probabilité. Cela nous autoriserait alors à dire qu'être scientifique aujourd'hui ce n'est pas être cartésien.

Taiamani HUCK

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