Cours de philosophie politique

La Politique



I/ Transition religion/politique :


Marcel Gauchet montre que la distinction entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes réside dans leur rapport à la religion. Les premières ont un fondement religieux qui légitime l'autorité politique en place. La structure sociale et politique a été instaurée par les dieux (ref : Égypte), il convient donc de perpétuer l'ordre existant ad vitam eternam. Aller à l'encontre des lois et de l’État, c'est aller contre l'ordre cosmique et les dieux eux-mêmes. Cela montre bien la dimension politique indéniable de la religion : elle est chargée d'assurer la stabilité politico-sociale. Mais si la religion est toujours présente dans nos sociétés, force est de constater qu'elle ne joue plus le rôle de fondement. Marcel Gauchet montre que le propre de l’État moderne, c'est de se fonder non plus sur l'autorité divine mais sur la raison humaine. C'est la raison pour laquelle l’État moderne est en perpétuelle évolution. De fait, il ne s'agit plus de perpétuer l'ordre ancestral mais de trouver par la réflexion le meilleur système possible. Une telle réflexion rationnelle sur l'essence du politique était déjà présente dans la philosophie antique, elle a été inaugurée de manière magistrale par La République de Platon.


II/ La cité idéale chez Platon :


Afin de montrer ce qu'est la justice dans l'âme, Platon utilise le modèle plus général de la cité puisqu'il est plus facile de saisir l'essence de la justice dans la cité plutôt que dans l'âme. Cette comparaison établit donc une analogie entre l'ordre des différentes parties de l'âme et l'ordre politique. La cité idéale de Platon n'est pas une utopie dans le sens où il ne s'agit pas de concevoir une cité imaginaire mais une cité possible. C'est pourquoi Platon justifie par la raison chacune des étapes de l'élaboration de cette cité. L'auteur de la République ne se contente donc pas de décrire l'état final de son modèle politique, il analyse plutôt son engendrement rationnel.

1/ L'association politique se justifie par l'impossibilité d'assouvir seuls nos besoins. On peut en dénombrer quatre : se nourrir, se loger, se vêtir et se chausser. On ne peut survivre sans satisfaire ces quatre besoins (se chausser est une nécessité en hiver). Dès lors, au lieu de satisfaire seul ses besoins, il est préférable de s'associer aux autres. La division sociale du travail est donc le fondement de la société et elle se justifie par son efficacité. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes aptitudes naturelles ni les mêmes compétences. Mieux vaut profiter du savoir faire d'autrui et lui faire profiter de nos talents, plutôt que mener plusieurs ouvrages de nature différente. L'excellence se constitue en se consacrant à une tâche unique. Le cordonnier devra donc faire uniquement des chaussures et il devra perfectionner son art pour le bénéfice de l'ensemble ; le maçon, l'agriculteur ou le tisserand feront de même.

2/ Cependant, si on veut être réaliste, il ne faut pas partir du principe que notre cité aura toutes les ressources nécessaires pour subvenir à ses besoins. Il faudra donc obtenir ce qui nous manque par des échanges. Cette nécessité a plusieurs conséquences : tout d'abord, il faudra instaurer la monnaie pour faciliter les échanges, il faudra aussi créer de nouveaux métiers : les constructeurs de navires, des marins, des capitaines et des marchands. Ces derniers ne produisent rien mais se contentent d'acheter et de vendre. Par conséquent, le nombre d'habitant de la cité augmentera puisqu'il faudra davantage de maçons,de tisserands,de cordonniers et d'agriculteurs pour satisfaire les besoins de tout le monde. Cette cité se limite donc au nécessaire et elle ne vise pas le superflu. Tel est la cité idéale où les individus ne tombent pas dans la démesure des désirs. Ils vivent heureux dans un communisme primitif où ils se contentent de peu.

3/ Pourtant, la plupart des gens ne pourront pas se contenter d'une telle simplicité puisqu'ils désirent non seulement se loger mais aussi avoir une belle demeure, ils désirent de beaux vêtements et des parures de luxe, ils veulent des divertissements comme ceux qu'offre le théâtre : par conséquent, étant donné qu'on ne se contente pas du nécessaire mais qu'on recherche le luxe superflu, nous sombrerons petit à petit dans l'hubris. Platon examine les conséquences désastreuses du désir de luxe guidé par le thumos (désir de reconnaissance) et l'epithumia (désir de jouissance).

4/ La première conséquence c'est la surpopulation engendrée par de tels désirs. Il faudra de fait engager des artistes pour divertir le peuple, des bijoutiers pour créer des parures, des coiffeurs, des teinturiers, etc... ces personnes ne produisent rien de nécessaire et donc elles volent le fruit du travail des autres métiers. On devra donc encore augmenter le nombre de maçon et d'agriculteur pour nourrir et loger tous ces parasites. Le problème c'est que les terres et les ressources manqueront, d'où la nécessité de la guerre pour agrandir son territoire et s'approprier les biens d'autrui. Pour Platon la cause de la guerre est donc l'hubris du désir de luxe.

5/ Si la guerre devient une nécessité pour s'emparer du bien d'autrui ou même pour protéger nos biens, il faudra donc constituer une armée qui sera la gardienne de notre cité. Comment recruter ces gardiens ? Il faudra choisir les personnes les plus robustes et courageuses puisqu'elles devront affronter les ennemis. Le danger d'une telle armée c'est qu'elle risque de se retourner contre le peuple qu'elle est censée protéger et de l'asservir puisqu'elle réunit les membres les plus forts. Comment empêcher une telle dérive ? Pour répondre à cette question, Platon fait une analogie entre le gardien et le chien. Le mauvais chien mord son maître et fuit face à l'ennemi, le bon chien de garde est doux avec son maître et violent avec l'ennemi. C'est l'éducation qui permettra de parvenir à cet objectif. Par analogie, pour éviter que les gardiens se retournent contre la cité, il faudra les éduquer. En quoi consiste cette éducation ?

6/ Il faudra commencer cette éducation dès l'enfance en sélectionnant les enfants les plus doués et les plus robustes. L'éducation doit être complète en développant les aptitudes physiques mais aussi intellectuelles et artistiques. Les futurs gardiens devront se consacrer aux mathématiques pour développer leur sens de l'abstraction. Les meilleurs pourront faire de la philosophie en étudiant le raisonnement dialectique (cad l'examen des arguments par le dialogue) et le plus doué devra exercer le pouvoir politique. Si le philosophe doit être au pouvoir c'est parce qu'il est maître de lui même, il a soumis la partie irrationnelle de son âme (thumos et epithumia) à la partie rationnelle de l'âme. Il ne sera pas aveuglé par son désir de puissance et de gloire ni par son désir de jouissance, mais il sera uniquement guidé par sa raison et choisira ce qui est bien pour l'ensemble de la cité.

C/C : La République de Platon a inauguré la tradition de la philosophie politique de l'antiquité et a associé de manière nécessaire la morale et la politique. Le souverain doit être bon afin de rendre le peuple juste et bon. Même si les hommes ne sont pas naturellement enclin à faire le bien, il est possible et même souhaitable de changer leur nature par l'éducation. Cet idéal de justice est certes louable, mais est-il pour autant réaliste ? Si les hommes sont naturellement égoïstes et méchants, est-il possible de changer leur nature ? Si ce n'est pas possible, en quoi consiste donc la tâche du politique ?






III/ Machiavel et la rupture avec la tradition de la philosophie politique :


Machiavel élabore une double rupture anthropologique et politique avec la tradition philosophique. Il part du principe selon lequel l'homme est par nature méchant, égoïste et intéressé. Il est donc gouverné par ses passions et non par sa raison. C'est la raison pour laquelle le souverain ne peut suivre constamment les principes de la morale, le mal est donc quelques fois une nécessité. Machiavel montre ainsi que le domaine de la politique doit être clairement distingué de celui de la morale. Machiavel dessine les contours de ce qu'on appelle aujourd'hui la « real politik »,cad une approche pragmatique et réaliste (et non idéaliste) de la politique. Telle est la question centrale du Prince : comment obtenir et conserver le pouvoir ? Il ne s'agit plus de rendre les hommes justes et bons pour assurer la paix et la cohésion sociale, mais il faut les soumettre à notre autorité par la force et la ruse.



A/ Le Prince : chapitres 15,16,17,18,25

1/ Le chapitre 15 


Avant ce chapitre Machiavel a examiné la question de la guerre(contre qui faut-il la faire?) et des alliances (avec qui contracter une alliance ?). Il s'agissait donc du rapport entre le souverain et les autres États. A partir du chapitre 15, l'auteur analyse la manière de gouverner son peuple.

1 : « il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire soit envers ses sujets, soit envers ses amis ».

Problème : Que Machiavel examine la manière dont un souverain doit se comporter avec le peuple cela ne pose aucun problème, mais pourquoi un traité politique doit-il aussi traiter la question de l'amitié ? L'amitié ne relève t-elle pas du domaine privé ? La distinction entre les sujets et les amis présuppose soit que ces derniers ne sont pas des sujets soumis à l'autorité du prince (qui sont-ils alors?) soit qu'ils sont des sujets particuliers (en quoi réside alors leur particularité). La difficulté de ce passage tient à l’ambiguïté du terme ami. Que peut-il signifier ?

Première hypothèse : L'ami désigne celui qui est proche du souverain. Cette proximité pourrait avoir une dimension politique pour deux raisons.Elle représente tout d'abord un danger potentiel. De fait, les trahison en politique viennent surtout de ceux qui sont proches du pouvoir. On ne peut donc accorder sa confiance à personne, il faut toujours rester sur ses gardes. Cette proximité peut aussi poser un problème dans la distribution des richesses car nous pouvons avoir tendance à favoriser nos amis, ce qui peut attiser la jalousie et la haine. La sagesse politique consisterait alors à privilégier l'intérêt général sur les intérêts particuliers.

Deuxième hypothèse : L'ami ici n'a aucune connotation privée mais désigne les relations du souverain. Cette hypothèse se justifie par le texte puisque Machiavel considère l'amitié non pas d'un point de vue désintéressé mais utilitaire (« comment un prince doit en user et se conduire »). L'amitié désigne donc non pas les affinités mais les alliances permettant d'obtenir et de conserver le pouvoir. De telles amitiés reposent avant tout sur l'intérêt commun. Les amis du souverain doivent donc faire partie des puissants du royaume, d'où la dimension éminemment politique de telles relations. Si la puissance de mes amis peuvent me permettre d'accéder au pouvoir, en revanche ils peuvent aussi comploter contre moi et prendre ma place. C'est la raison pour laquelle il faut savoir manier avec soin le jeu des alliances. Même si notre première hypothèse n'est pas dénuée de sens, cette deuxième hypothèse est préférable puisqu'elle est plus conforme à la lettre et à l'esprit de l'auteur du Prince. Pourquoi examiner une telle question ? Étant donné qu'elle a été traitée par tous les penseurs de la tradition, elle risque d'ennuyer le lecteur. La légitimité d'une telle interrogation doit donc être justifiée.

2: « Tant d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de présomption si j'en parle encore ; d'autant plus qu'en traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. »

Machiavel peut paraître présomptueux pour trois raisons :a/ son sujet n'est pas original toute la tradition de la philosophie politique en a traité, écrire sur le même sujet c'est prétendre se mettre au même niveau que Platon,Aristote ou Cicéron et ainsi affirmer avoir quelque chose de nouveau à proposer ; b/ Machiavel ne se contente pas de se hisser au même niveau que ses prédécesseurs mais il se place au dessus d'eux en prétendant invalider leurs thèses;c/ Il peut aussi paraître présomptueux de donner des conseils au souverain, une telle démarche place le prince dans une position d'infériorité en matière de connaissance.Le risque de la présomption, c'est de susciter l'agacement du lecteur. Machiavel prévoit la possibilité de cet agacement en examinant d'emblée cette objection de présomption. Comment va t-il la surmonter ?


3 : « Mais dans le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m'a paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des choses que de me livrer à certaines spéculations. »

La compréhension des enjeux de ce passage nécessite l'analyse du contexte historique présidant à la rédaction du Prince. En 1494, le roi de France Charles VIII provoque la chute des Médicis et le rétablissement de la république de Florence qui sera l'employeur de Machiavel. Mais en 1511 le pape Jules II s'allie à l'Espagne, aux suisses et à Venise pour récupérer l'Italie. Quand les Médicis reviennent au pouvoir, ils se débarrassent de Pier Soderini, le chef de la république florentine, alliée traditionnelle de la France, et de son conseiller politique machiavel. Afin de sortir de son exil politique, Machiavel rédige Le Prince (en 1513) pour s'attirer les faveurs des Médicis et retrouver par la même occasion un poste politique. Il ne s'agit donc pas d'un ouvrage purement théorique, mais d'une œuvre destinée à séduire la famille régnante. Il est donc intéressant d'examiner dans le commentaire de l’œuvre les stratégies visant l'objectif de Machiavel. Comment essaye t-il de séduire les Médicis ?
Il se place d'emblée sur le terrain de la réalité du pouvoir et donc du pragmatisme. Loin d'être une spéculation philosophique, Le Prince se veut être un ouvrage pratique,concis et utile de manière immédiate. Le souverain n'a pas le temps de lire et n'a que faire des théories philosophiques abstraites, d'où la forme condensée de l'ouvrage. Pour enfoncer encore le clou, Machiavel montre l'intérêt de lire son ouvrage plutôt qu'un autre par une gradation des conséquences possibles et fâcheuses de l'ignorance de l'enseignement prodigué par son livre.


4: « Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu'on n'en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu'en n'étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver ; et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants. »

Machiavel se distingue de la tradition philosophique inaugurée par Platon par sa méthode et sa finalité. Alors que dans La République, Platon imagine et justifie par le raisonnement le modèle de la cité idéale, Machiavel s'appuie sur des exemples historiques. Autrement dit, pour le florentin on peut tirer des leçons de l'Histoire. En politique, la vérité vient de l'expérience et non du raisonnement abstrait. Il justifie son approche réaliste en discréditant l'approche idéaliste par l'examen des deux conséquences négatives qui en découlent: suivre les idéaux en politique c'est non seulement courir le risque de perdre le pouvoir mais cette perte entraîne également celle de notre vie même. Voici l'alternative présentée par Machiavel : soit tu suis mes conseils soit tu perds le pouvoir et tu meurs. Il n'essaye pas de convaincre,pour l'instant, par des arguments rationnels mais il essaye de persuader le lecteur de le lire en jouant sur ses sentiments, notamment le plus puissant d'entre eux : la peur. Il se distingue de Platon aussi par la finalité qu'il donne du pouvoir politique. Le but n'est pas d'être bon et de mener le peuple vers l'idéal du Bien, mais de conserver le pouvoir et sa vie. Il discrédite cet idéal platonicien et antique par un argument d'ordre anthropologique : étant donné que la plupart des hommes sont méchants, on ne peut pas suivre en toute occasion les principes du Bien sous peine de perdre sa vie.

5: « Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité ».

On peut tirer trois leçons de cette conclusion. La première leçon, c'est que le mal est nécessaire en politique. Il est naïf et dangereux de suivre constamment les principes de la morale. Deuxième leçon : faire le mal est un art que l'on peut apprendre. Il ne faut pas faire le mal sans raison et de manière démesurée et aveugle. Machiavel renverse ici la tradition du miroir des princes qui enjoignait le prince, par des récits héroïques, à suivre la voie du bien,de l'honnêteté et du courage. On ne doit pas apprendre à faire le bien, mais surtout à faire le mal : art infiniment plus délicat. Troisième leçon : il n'y a pas de principe absolu en politique, le souverain doit toujours s'adapter aux circonstances. Il ne faut pas toujours faire le bien ni toujours faire le mal. Seules les nécessités du moment doivent dicter notre conduite. Machiavel suggère implicitement qu'il est nécessaire de s'entourer de conseillers politiques habiles et expérimentés pour saisir les opportunités qui se présentent de manière adéquate. Il développera ses analyses par l'examen du couple fortuna/ virtu dans le chapitre 25. Si Machiavel a raison, alors il faut réévaluer l'ensemble des distinctions élaborées par la tradition politico-morale de ses prédécesseurs.


6 : « Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu imaginer touchant les devoirs des princes et m'en tenant à la réalité, je dis qu'on attribue à tous les hommes, quand on en parle, et surtout aux princes, qui sont plus en vue, quelqu'une des qualités suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique, et pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé généreux et un autre misérable (je me sers ici d'une expression toscane, car, dans notre langue, l'avare est celui qui est avide et enclin à la rapine et nous appelons misérable (misero) celui qui s'abstient trop d'user de son bien); l'un est bienfaisant, et un autre avide; l'un cruel, et un autre compatissant; l'un sans foi et un autre fidèle à sa parole; l'un efféminé et craintif, un autre ferme et courageux; l'un débonnaire, et un autre orgueilleux; l'un dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre rusé; l'un dur, et un autre facile ; l'un grave, et un autre léger; l'un religieux, et un autre incrédule, etc. »

Dans ce passage il énonce une série d'oppositions entre des vertus et des vices. La finalité d'une telle énumération c'est de montrer qu'une qualité morale peut-être un défaut en politique et inversement un défaut en morale peut-être une qualité en politique. Par conséquent, il ne faut pas confondre les sphères de la politique et de la morale, confusion inaugurée par le platonisme et perpétuée par le stoïcisme ou même le christianisme. A quelle condition un vice est-il nécessaire ?


7: « Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d'énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais comme cela n'est guère possible, et que la condition humaine ne le comporte point, il faut qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui feraient perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s'en préserver, s'il le peut; mais s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de retenue; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de certains défauts, sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir; car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être. »

Machiavel établit une tripartition des vices. Il y a tout d'abord les vices nuisibles, autrement dit ceux qui conduisent à la perte du pouvoir, il y a ensuite les vices possibles,cad qui sont compatibles avec l'exercice du pouvoir et enfin les vices nécessaires à l'acquisition du pouvoir. Le critère de distinction ne réside pas ici dans leur degré d'immoralité mais dans leur efficacité concernant la conquête et la conservation du pouvoir. Encore une fois, l'approche de Machiavel n'est pas morale mais pragmatique.
Si certains vices sont nécessaires à l'exercice du pouvoir et certaines vertus sont nuisibles, alors on ne peut se passer de leur examen détaillé. C'est la raison pour laquelle Machiavel étudie dans les chapitres suivants les vices nécessaires en politique en inversant le rapport traditionnel entre vice et vertu.



2/ Le chapitre 16: la libéralité et l'avarice


Thèse : l'avarice est un vice nécessaire. Machiavel s'oppose ici au traité des devoirs de Cicéron : « 1,14] XIV. - Parlons maintenant de la bienfaisance et de la libéralité : rien ne s'accorde mieux avec la nature humaine, mais il y faut des précautions. Il faut veiller d'abord à ce que notre bienfaisance ne nuise pas à ceux même qui en sont l'objet, non plus qu'aux tiers et, en second lieu, il ne faut pas, par bonté, aller au-delà de ses ressources, enfin il faut donner à chacun selon ce qu'il mérite; car c'est là le principe de justice auquel il faut toujours revenir. Ceux qui font des largesses nuisibles à la personne qu'ils semblent vouloir servir ne sont ni bienfaisants ni libéraux, on doit les tenir pour des complaisants dangereux. Ceux qui font tort aux uns pour se montrer généreux envers les autres sont aussi coupables d'injustice que s'ils s'appropriaient le bien d'autrui. Il y a en effet beaucoup de gens qui, avides d'éclat et de gloriole, prennent aux uns pour faire largesse aux autres; ils se figurent qu'ils feront du bien à leurs amis en les enrichissant par n'importe quelle méthode. Mais cela est tellement contraire à la saine morale que rien ne peut lui être plus opposé. »

Premier paragraphe : Machiavel distingue l'être et le paraître. Être libéral, par exemple, ce n'est pas forcément en avoir la réputation. De fait, nous pouvons être libéral avec sagesse, cad sans démesure. Dans cette voie de parcimonie, prônée par Cicéron, non seulement on ne verra pas notre générosité mais en plus on pourrait même nous taxer d'avarice. Étant donné qu'en politique le paraître l'emporte sur l'être, si on veut être réputé libéral il faut le faire de manière démesurée. Mais une telle démesure est-elle souhaitable ?

Deuxième paragraphe : il discrédite la libéralité par un raisonnement logique montrant paradoxalement que la recherche de la libéralité conduit à la réputation de l'avarice. En effet, si on dépense de manière libérale, le trésor du royaume va diminuer. Or, il est nécessaire d'avoir de l'argent pour faire de grands travaux ou la guerre. Dès lors, le souverain sera obligé suite à ses libéralités d'augmenter les impôts, ce qui nécessairement entraînera le mécontentement du peuple et la réputation d'être avare. Ainsi, rechercher la réputation de libéralité conduira paradoxalement à la réputation inverse. La réciproque est-elle vraie ? Est-ce que l'avarice pourrait conduire paradoxalement à la réputation de libéralité ?

Troisième paragraphe : Machiavel répond par l'affirmative. En effet, si le souverain économise le trésor du royaume, il ne sera pas obligé d'augmenter les impôts quand les guerres ou les grands travaux seront nécessaires. Le peuple sera agréablement surpris et félicitera la sagesse du prince et ira même jusqu'à le considérer comme quelqu'un de libéral.

Quatrième paragraphe : Il confirme ce raisonnement logique par un argument historique. Tous les princes qui ont connu la gloire étaient avares. Par exemple, le pape Jules II ou le roi d'Espagne n'auraient pas pu gagner la guerre sans leur souci constant d'économie. La non augmentation des impôts a entraîné le soutien du peuple.


Cinquième paragraphe : conclusion : l'avarice est un vice nécessaire pour gouverner.

Sixième paragraphe : 1ère objection historique : César a connu la gloire et pourtant il a été libéral. Machiavel résout cette objection par une distinction : « ou vous êtes déjà effectivement prince, ou vous êtes en voie de le devenir ». Pour obtenir le pouvoir on doit faire alliance et donc il faut avoir la réputation de libéralité pour avoir le soutien intéressé de nos partisans. C'est de cette manière que César a obtenu le pouvoir. Par contre, une fois en place, pour les raisons données précédemment, il faut être économe. César n'a pas vécu assez longtemps et donc ne saurait constituer une objection.

Septième paragraphe : 2ème objection historique : certains princes ont régné pendant longtemps tout en étant libéraux. Machiavel résout cette objection par une nouvelle distinction : « le prince dépense ou de son propre bien et de celui de ses sujets, ou du bien d'autrui ». La libéralité est une nécessité lors d'une guerre puisqu'il faut motiver les troupes par le désir de gloire, de pouvoir, de richesse et de jouissance. Les hommes ne sont pas menés par leur raison mais par leurs passions. C'est ce qui explique les conquêtes de César, Cyrus et Alexandre. Ils n'ont pas dépensé les biens de leur royaume mais celui des pays conquis.

Conclusion : Même si l'avarice entraîne le mépris provisoire du peuple, elle est préférable à la libéralité puisque cette dernière conduit à la haine et donc à la révolution puisque le prince s'empare du bien de ses sujets par manque de prévoyance. La réputation de libéralité n'est souhaitable que pour celui qui désire s'emparer du pouvoir ou conquérir d'autres États.



3/ Le chapitre 17 : de la cruauté et de la clémence


Thèse : La cruauté et la crainte sont préférables à la clémence et l'amour.


Paragraphe 1 : Argument historique : César Borgia était cruel, mais il a permis d'assurer l'unité et la sécurité de la Romagne. Le peuple florentin par un excès de clémence laissa détruire la ville de Pistoia. Par conséquent, nouveau paradoxe politique, la cruauté mène à la clémence et vice et versa celle-ci mène à la cruauté. Comment expliquer ce renversement dialectique ?

Paragraphe 2 : La cruauté permet de contenir la violence particulière des sujets par la peur. La paix ne repose donc pas sur l'amour et la bienveillance mutuelle mais sur la peur suscitée par la cruauté du pouvoir en place. Selon un principe utilitariste, mieux vaut tuer ou torturer quelques individus plutôt que laisser le désordre s'installer : 10 morts par exemple valent mieux qu'un millier de mort. C'est la raison pour laquelle, paradoxalement, la clémence est plus dangereuse que la cruauté. La violence n'est plus centralisée par le pouvoir en place, mais s'exerce de manière individuelle et diffuse. La guerre civile est pire que le massacre quelques fois injuste de quelques individus.

Paragraphe 3 : A partir de ces principes généraux Machiavel tire une conséquence plus particulière, adaptée à la situation de son lecteur qui est destiné à occuper le poste de souverain. N'oublions pas que Le Prince est une sorte « d'opération séduction ». En s'appuyant sur une citation de Virgile il montre que la cruauté est encore plus nécessaire pour un nouveau prince puisque dans sa situation « les dangers sont très multipliés ». En effet, la transition du pouvoir créé un moment de flottement qui peut être exploité par les adversaires du souverain se trouvant à l'intérieur ou à l'extérieur du royaume. Le nouveau prince n'a pas encore le respect du peuple et de ses troupes. Le respect ne vient pas de la sympathie mais de la force qui effraie. Montrer sa force par la cruauté est donc une nécessité pour exercer correctement le pouvoir.

Paragraphe 4 : Cependant, la violence ne doit pas être exercée de manière aveugle : « Il doit toutefois ne croire et n'agir qu'avec une grande maturité, ne point s'effrayer lui-même, et suivre en tout les conseils de la prudence, tempérés par ceux de l'humanité ; en sorte qu'il ne soit point imprévoyant par trop de confiance, et qu'une défiance excessive ne le rende point intolérable. »
Encore une fois, il n'y a pas de principe absolu en politique, tout est une affaire de tact. Or cette habileté s'acquiert par l'expérience (« la maturité ») mais comme par définition le nouveau prince n'a pas d'expérience, il doit donc s'entourer de conseillers expérimentés. Il faut avoir de l'expérience pour savoir ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire. De fait, le souverain ne dispose pas de connaissances sûres et certaines, le politique navigue dans le probable et la croyance. Seule l'expérience permet de se diriger dans le labyrinthe des événements. De même, les actions du Prince doivent être réfléchies et conforme aux exigences du moment.
Il doit trouver le juste équilibre entre « la prudence » et « l'humanité ». Ce passage est intéressant puisqu'il montre que Machiavel n'est pas toujours machiavélique. De fait, la prudence nous pousse à prendre les mesures nécessaires face à une situation mais on ne doit pas laisser de côté notre humanité. Cette opposition est une préfiguration de l'opposition entre notre part bestiale et humaine dans le chapitre 18. Cependant, cette humanité n'est pas désintéressée car elle sert à éviter d'être intolérable.
Affirmer que la cruauté est préférable à la clémence va à l'encontre des préconisations de Cicéron dans le Traité des devoirs, livre 2 chapitre 7 : « Pour obtenir des concours durables dans la conduite de ses affaires, il n'est pas de moyen plus sûr que de se faire aimer, il n'en est pas qui le soit moins que d'inspirer de la crainte. Ennius l'a très bien dit : « La crainte engendre la haine, on veut la mort de celui qu'on hait.» Or il n'est puissance qui puisse résister à la haine générale, l'événement récent l'a fait connaître à supposer qu'on l'ignorât. Et ce n'est pas seulement la fin de ce tyran, à qui la force des armes soumit la cité, et, après qu'il fut mort, la contraignit plus que jamais à obéir, qui montre à quel point la haine des hommes est redoutable, c'est aussi le destin semblable auquel presque aucun des autres tyrans n'échappe. Que ceux qui doivent à la force le pouvoir qu'ils exercent sur une population opprimée usent, pour se maintenir, des moyens cruels qu'emploient les maîtres avec leurs esclaves, ils ne peuvent guère faire autrement; mais fonder, dans une cité libre, sa grandeur sur la crainte qu'on inspire, rien n'est plus insensé. Quelque ombre que la domination d'un homme ait répandue sur les lois, si craintif que soit devenu le sentiment de la liberté, le silence à l'occasion, une désignation dans un scrutin secret en attesteront clairement la persistance. Réduisez à de rares manifestations une liberté autrefois entière, l'esprit de résistance en deviendra plus acerbe. Attachons-nous donc aux moyens dont l'action a le plus d'étendue et qui valent le mieux, non seulement pour assurer notre salut, mais pour accroître nos ressources et notre puissance : ce n'est pas de la crainte que nous chercherons à inspirer mais de l'amour. Si vous voulez être craint, nécessairement vous aussi redouterez ceux qui vous craignent. Que penser de Denys l'Ancien, torturé par la peur, qui, redoutant les ciseaux du barbier, se brûlait lui-même le poil avec un charbon ardent? Imagine-t-on ce que pouvait être l'état d'âme d'un Alexandre de Phères? Bien qu'aimant fort sa femme Thébé, racontent les historiens, quand, après le festin, il se rendait dans sa chambre à coucher, il faisait marcher devant lui, glaive nu, un soldat de race barbare, tatoué à la manière des Thraces, et explorer par quelques mercenaires les coffres et les vêtements de cette femme, de peur qu'une arme y fût cachée. L'infortuné se fiait plus à un barbare tatoué qu'à son épouse! Il ne se trompait d'ailleurs pas, car elle le tua sur un soupçon d'infidélité. Il n'est pouvoir, si grand qu'on le suppose, qui puisse durer quand il repose sur la crainte et l'oppression. Témoin Phalaris dont la cruauté n'a pas de rivale : il n'a pas péri dans un guet-apens comme cet Alexandre dont je viens de parler, il n'a pas été la victime de quelques conspirateurs comme il est arrivé chez nous à qui tu sais, toute la population d'Agrigente s'est soulevée d'un même élan contre lui. Mais quoi ? Les Macédoniens n'ont-ils pas déserté en masse le camp de Démétrius pour passer dans celui de Pyrrhus ? Les Lacédémoniens, dont la domination était injuste, n'ont-ils pas été abandonnés par presque tous leurs alliés qui ont assisté, inactifs, à la bataille perdue de Leuctres? ».
Dès lors, si ,comme l'affirme Cicéron, la cruauté doit être évitée puisqu'elle mène à la crainte et donc à la haine et à la révolution, alors la cruauté ne serait pas préférable à la clémence. C'est la raison pour laquelle Machiavel examine à nouveau frais,dans le paragraphe suivant, la question de Cicéron relative à l'amour et à la crainte : « s'il vaut mieux être aimé que craint, ou craint qu'aimé ? ».

Paragraphe 5: thèse : il est plus sûr d'être craint que d'être aimé.

Argument anthropologique : les hommes sont guidés par leurs passions et leurs intérêts, ainsi ils soutiennent le souverain tant qu'il leur permet d'assouvir leurs désirs mais un tel soutien est fragile puisqu'il disparaît quand le vent tourne. Par conséquent, l'intérêt est nécessaire mais pas suffisant pour garder la fidélité des hommes.
Argument psychologique : vouloir se faire aimer créé une relation de dépendance et de soumission qui ne suscite pas le respect. Dès lors, l'amour du peuple est inconstant et faible comparé à l'intérêt personnel.
Par conséquent, la crainte est préférable à l'amour puisqu'elle est constante tant qu'on a un moyen de pression.

Paragraphe 6 : Machiavel rejoint Cicéron sur le fait que la haine du peuple est dangereuse puisqu'elle mène à la perte du pouvoir. Cependant, contrairement à ce dernier, il ne relie pas nécessairement la crainte et la haine. A quelles conditions la crainte peut-elle entraîner la haine ?
2 conditions : attenter « soit aux biens de ses sujets soit à l'honneur de leurs femmes ». Il est intéressant de noter que le meurtre est possible à condition d'être justifié. Par contre, prendre les terres ou les femmes du peuple suscite la haine puisqu'une telle action peut toucher n'importe qui. La crainte de la dépossession suscite la haine et donc la révolte, il faut donc l'éviter.


Paragraphe 7 : Ce principe général est encore plus vrai dans le domaine de la guerre. Machiavel appuie son raisonnement sur les deux exemples historiques d'Annibal et de Scipion. Plusieurs obstacles empêchaient l'unité de l'armée d'Annibal : elle était nombreuse, composée d'hommes de nationalité différente, ils se battaient dans des pays étrangers et ils ne gagnaient pas toujours. Comment expliquer leur unité ? Deux éléments : le principal étant sa cruauté suscitant la terreur et le second ses compétences permettant la fascination. On ne peut donc pas admirer les qualités militaires d'Annibal tout en déplorant son manque de moralité puisque c'est la cruauté qui a permis l'ordre admirable de son armée. Le deuxième exemple concerne Scipion qui avait de nombreuses qualités mais qui manque de fermeté et de cruauté. Les conséquence d'un tel manque sont désastreuses puisqu'elles suscitent des dissensions.



4/ Le chapitre 18 : comment les princes doivent tenir leur parole.

Thèse : Il ne faut pas tenir ses promesses quand elles vont contre notre intérêt. La trahison, le mensonge et la ruse sont souvent des nécessités.
Encore une fois Machiavel s'oppose clairement aux thèses de Cicéron dans le traité des devoirs (livre 1,13) :« Si, en raison de circonstances particulières, quelqu'un a fait à l'ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement : c'est ainsi que, dans la première guerre punique, Régulus, prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l'échange des captifs, émit d'abord au sénat l'avis qu'il ne fallait pas consentir à l'échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à l'ennemi. {Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui avaient prêté serment de revenir s'ils échouaient et les censeurs les retinrent tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d'entre eux qui avait usé d'un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la permission d'Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu'il avait oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n'être plus tenu par son serment; au sens littéral il ne l'était plus, en réalité il l'était encore, car c'est la signification, non les mots d'une formule qu'il faut toujours avoir dans l'esprit. Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l'ennemi quand un transfuge de l'armée de Pyrrhus promit au sénat qu'il donnerait du poison au roi et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus : ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d'un roi puissant qui leur faisait la guerre.} Mais en voilà assez sur la morale de la guerre. Nous rappellerons maintenant qu'il faut être juste même envers les plus petits. La condition et le destin des esclaves sont ce qu'il y a de plus bas et l'on prescrit avec raison au maître d'en user avec eux comme avec des artisans qu'il aurait à ses gages : c'est-à-dire exiger du travail, le rétribuer justement. Puisque d'ailleurs il y a deux façons de commettre une action injuste, la force et la ruse, et qu'on peut être lion ou renard, ajoutons que ces deux façons sont l'une et l'autre très contraires à la nature humaine mais que l'action frauduleuse est la plus haïssable. De toutes les formes de l'injustice il n'en est pas de plus grave que celle qui permet à certains hommes d'avoir l'air d'agir honnêtement au moment même où ils sont le plus trompeurs. Voilà pour la justice. »

Paragraphe 1 : L’Histoire montre que la loyauté est moins efficace que la trahison en politique. Machiavel prend le contre-pied de Cicéron et se réapproprie en les développant les images du renard et du lion en montrant que notre part bestiale est nécessaire en politique.

Paragraphe 2 : La première voie est celle de la justice et des lois, elle représente notre part humaine. La force et la ruse sont selon Cicéron « détestables », mais pour l'auteur du Prince elles sont nécessaires.

Paragraphe 3,4,5 : La force représentée par le lion et la ruse par le renard sont deux conditions nécessaires à l'exercice du pouvoir. Il faudra donc maîtriser cette double nature animale : la force permet de détruire et de dissuader ses adversaires, et être rusé permet à la fois de tendre des pièges et d'éviter de tomber dedans. N'être que renard ou que lion est donc insuffisant.

Paragraphe 6 : objection possible : si le peuple voit la ruse du souverain ne va t-il pas se révolter ?
Machiavel résout cette objection par la distinction entre l'être et le paraître : « Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n'est pas bien nécessaire qu'un prince les possède toutes, mais il l'est qu'il paraisse les avoir. J'ose même dire que s'il les avait effectivement, et s'il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu'il lui est toujours utile d'en avoir l'apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère; il l'est même d'être tout cela en réalité: mais il faut en même temps qu'il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. »
Machiavel énumère 5 qualités morales : être clément, fidèle, humain, religieux et sincère. Il est utile de paraître avoir toutes ces qualités, on peut même les avoir, mais « il faut en même temps qu'il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées ». Ici la formule de Machiavel est originale puisque la maîtrise de soi est reliée traditionnellement à la vertu : il faut maîtriser ses mauvais penchants par notre raison pour faire le bien. Dans le texte, il faut au contraire maîtriser notre volonté de faire le bien pour être capable de faire le mal. Le mal est un art qui n'est pas accessible à tous : il faut pouvoir et savoir le faire. Il faut savoir qui attaquer et comment le faire et il faut ensuite avoir la force de prendre de telle décision.

Paragraphe 7 : « il faut que tant qu'il le peut il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal. » Encore une fois, Machiavel n'est pas machiavélique puisqu'il préconise de suivre la voie du bien tant qu'on le peut. Le mal n'est pas un plaisir mais une nécessité politique.

Paragraphe 8 : La politique est une affaire d'apparence car le peuple n'a pas accès à la réalité du pouvoir. L'opinion publique et la majesté du pouvoir politique doivent conforter le souverain. Son aura ne vient pas uniquement de ses qualités intrinsèques mais aussi de sa fonction. Il faut donc manipuler l'opinion afin de dissimuler notre nature bestiale.



5/ Le chapitre 25 : fortuna et virtù


Paragraphe 1 : Opinion générale : Dieu et la fortune régissent les choses de ce monde.

Conséquence de cette opinion : fatalisme politique : il est inutile de vouloir se rendre maître du cours des événements, nous devons accepter notre destin.

Origine de cette opinion : les événements imprévisibles (guerres, révoltes etc..). Machiavel montre qu'une opinion n'est pas forcément véhiculée par des penseurs ou la propagande, mais elles sont aussi formées par notre expérience historique.

Problème : comment Machiavel se situe t-il par rapport à cette opinion ?

Il affirme qu'il est « assez enclin à la partager ». Cette adhésion pose problème puisqu'il écrit un traité politique censé donner des conseils au souverain, or si tout arrive par hasard, alors un tel traité serait inutile. C'est la raison pour laquelle la nuance est ici importante : machiavel dit précisément « assez enclin ». Autrement dit, il n'est pas tout à fait d'accord avec cette affirmation. Il essaye de tracer un chemin entre deux extrêmes : le fatalisme et le volontarisme. Si tout n'est pas en notre pouvoir, cela n'implique pas que rien ne soit en notre pouvoir. C'est pour tracer cette troisième voie qu'il convoque dans les paragraphes suivants les concepts de fortune et de vertu.


Paragraphe 2 : « ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir ». Le rapport entre notre pouvoir et la fortune est donc de 50/50. Comment Machiavel établit-il ce ratio ? On peut remarquer les nuances de son discours : « j'imagine », « il peut être vrai » « a peu près ». Ces nuances montre qu'il ne s'agit pas d'une certitude. Machiavel ne démontre pas que la fortune dispose de la moitié de nos actions. Il s'agit d'une opinion vraisemblable qui doit guider nos actions. De fait, l'approche ici n'est pas théorique mais pragmatique. Lorsqu'on est au pouvoir mieux vaut partir du principe selon lequel tout ne dépend pas de nous afin d'être prévoyant et sur ses gardes. Mais il ne faut pas non plus croire que rien ne dépendent de nous sinon on risque d'être léthargique. Ce 50/50 est donc un principe d'action et non un principe théorique. D'où l'approche métaphorique de l'image du fleuve pour désigner la fortune. On ne peut pas maîtriser les crues du fleuves mais on peut s'y préparer, de même on ne peut jamais prévoir exactement les guerres, mais on doit s'y préparer : gouverner c'est prévoir. La fortuna désigne l'ensemble des événements hasardeux qui jonche la vie du politique et la virtu c'est la force de résistance et la capacité d'adaptation face à l'adversité. Machiavel applique cette approche à la situation politique de l'Italie de l'époque dans le paragraphe suivant.

Paragraphe 3 : comparaison entre l'Italie et les autres grandes puissances voisines (France, Espagne, Allemagne).

Paragraphe 4 : problème : comment expliquer qu'un souverain peut avoir du succès ou subir des échecs en conservant pourtant la même conduite ou le même caractère ? N'est-ce pas une preuve du caractère contingent de la politique ?
La victoire ne vient pas uniquement de notre conduite ou de notre caractère, mais de l'adéquation entre ceux-ci et les événements. Autrement dit, la réussite est une affaire de tact et d'adaptation. On peut arriver à notre but par la circonspection ou l'impétuosité, il faut savoir agir conformément aux exigences de l'époque. Encore une fois, il n'y a pas de principe absolu chez Machiavel, la politique n'est pas tant une science qu'un art.

Paragraphe 5 : cette capacité d'adaptation est difficile car nous sommes tous par nature circonspect ou impétueux. D'où la distinction entre conduite et caractère : on ne peut avoir deux caractères différents, cependant on peut dans notre conduite aller à l'encontre de notre caractère lorsque les circonstances l'exigent. Cela est d'autant plus difficile que l'on a tendance à reproduire ce qui a déjà marché, or ce qui a marché hier peut très bien être la cause de l'échec d'aujourd'hui.

Paragraphes 6,7,8,9 : En s'appuyant encore une fois sur des exemples historiques, Machiavel montre que l'impétuosité est préférable à la circonspection.





Transition Machiavel/Hobbes : Dans le Prince, Machiavel examine uniquement les moyens d'obtenir et de conserver le pouvoir. Il ne cherche ni à fonder le pouvoir politique ni à poser la question du meilleur régime politique possible. Qu'est-ce qui justifie l'obéissance à une autorité politique ? Jusqu'où doit aller cette obéissance ? Dans le Léviathan Hobbes fonde la légitimité de l’État non plus par des arguments théologiques mais par des arguments rationnels.

IV/ Hobbes, Le Léviathan


Méthode :Afin de légitimer le pouvoir politique, il forge l'hypothèse de l'état de nature. Cet état désigne la situation de l'homme sans un pouvoir commun régissant la vie en société. Il s'agit donc d'imaginer ce que serait la vie de l'individu sans l'existence de l’État, c'est à dire sans un ensemble d'institutions exerçant sur un territoire donné des fonctions d'organisation, d'administration et de répression. L'état de nature n'est pas un état réel que Hobbes s'efforcerait de décrire, mais il s'agit d'une déduction théorique issue de notre réflexion. Pour voir ce que serait l'état de nature nous devons regarder en nous-même (nosce teipsum, lis en toi-même) : c'est la compréhension de nos passions qui permettra la connaissance d'autrui car pour Hobbes les passions sont identiques chez tous les êtres humains (désir, peur, crainte...) même si les objets de ces passions ne sont pas similaires (objet désiré ou craint). Ainsi, la connaissance de soi permet la connaissance du genre humain dans son ensemble, préalable nécessaire à la science politique. La politique hobbesienne est donc adossée à une anthropologie, c'est à dire à une théorie relative à la nature humaine. Cette anthropologie vient de l'introspection et de l'observation du comportement des êtres humains. C'est à partir de ces données que Hobbes va décrire ce que serait l'état de nature. Quelles sont sont donc les caractéristiques de l'état de nature chez Hobbes ?


A/Léviathan, I,13 : de la condition du genre humain à l'état de nature :


Thèse : L'état de nature est un état de guerre de tous contre tous (bellum omnium contre omnes).

Argumentation : Hobbes va établir un raisonnement déductif à partir du principe de l'égalité naturelle de tous les hommes.

1/ Les hommes sont égaux par nature :


Les facultés du corps: certes, il y a des inégalités naturelles au niveau de notre force physique, cependant elles ne sont jamais si grandes qu'un faible ne puisse vaincre un fort par la ruse ou en s'associant avec d'autres faibles. Si même le plus faible peut tuer le plus fort, alors nous avons tous le même pouvoir de violence.

Les facultés de l'esprit : a/ argument empiriste : l'intelligence repose sur l'expérience, qui est dans son ensemble la même pour tous les hommes.
-b/ argument cartésien : personne ne désire être plus intelligent, alors personne ne croit en manquer.


2/ De l'égalité découle la rivalité :


Cette thèse déduite de la précédente peut sembler discutable. De fait, n'est-ce pas au contraire les inégalités qui engendrent l'envie et donc la rivalité dans la poursuite des biens ? La position de Hobbes va à l'encontre de l'égalité des gardiens préconisée par Platon. L'auteur de la République montre que l'envie suscitée par les inégalités engendre le désordre, c'est donc ce qui justifie le communisme platonicien. Comment Hobbes justifie t-il sa thèse ? Pourquoi l'égalité engendre t-elle la rivalité ?

Si nous n'avons pas autant de pouvoir que notre concurrent, nous n'espérons pas réussir à le battre et donc nous abandonnons la lutte en acceptant notre infériorité. A contrario, si nous estimons avoir les mêmes forces que notre adversaire, nous entrons nécessairement en lutte avec lui. Ainsi, l'égalité entraîne la rivalité puisqu'elle engendre l'espoir. Or étant donné que les ressources de l'état de nature sont limitées, nous ne pouvons assouvir nos désirs que par la lutte. La conséquence d'une telle nécessité c'est qu'il n'est pas rationnel de travailler dans l'état de nature puisque nous ne sommes pas assurés de profiter des fruits de notre travail. Or, seul le travail pourrait augmenter les ressources disponibles et donc empêcher la lutte entre nous. L'état de nature est donc un cercle vicieux où l'homme est condamné à lutter pour survivre.


3/ De la rivalité découle l'anticipation de la violence, donc la méfiance.


Étant donné que l'état de nature est régi par la loi du plus fort, il est donc rationnel d'augmenter sans arrêt notre puissance en maîtrisant le plus grand nombre de personne. L'attaque est la meilleure des défenses : tel est le principe préconisé par Hobbes. Cette agressivité n'est pas issue du péché originel qui a rendu l'homme mauvais selon la religion chrétienne, mais elle est une attitude rationnelle. Même si je suis quelqu'un de doux et de bon, ma raison me révèle que ma survie dépend de ma force et celle-ci dépend de ma capacité à soumettre les autres hommes.


4/ De la méfiance découle la lutte pour la reconnaissance


Si l'homme est par nature un loup pour l'homme, alors la sociabilité n'est pas naturelle. La fierté et la volonté de reconnaissance empêchent le respect mutuel et suscite des conflits d’ego. C'est la raison pour laquelle l'état de nature est un état de guerre généralisé. Il ne s'agit pas d'une guerre effective mais d'une possibilité constante d'agression créant un sentiment perpétuel d'insécurité. Cette situation vient de la nature humaine déterminée par la rivalité, la méfiance et la fierté. Contrairement, à la doctrine du péché originel, Hobbes montre que l'homme est agressif pour des motifs rationnels et non théologiques.


B/ L'instauration du Léviathan :


C'est la situation invivable de l'état de nature qui justifie le pacte social. Tous les hommes vont décider de renoncer à leur pouvoir naturel de violence sauf une personne qui conservera donc ses droits naturels : Hobbes le nomme le Léviathan en référence à un monstre biblique (livre de job). Le Léviathan symbolise la toute puissance de l’État souverain. La centralisation absolutiste du pouvoir politique est la seule solution pour éviter la guerre civile inhérente à l'état de nature. Le pacte social décrit par Hobbes est unilatéral : les contractant acceptent de se soumettre au souverain pour échapper à la violence perpétuelle, mais ils renoncent par la même occasion à toute contestation du pouvoir. L'obéissance doit être totale pour maintenir la paix, aucun droit de révolte n'est légitime même si le souverain est injuste. L'approche contractualiste de Hobbes contraste avec la théorie aristotélicienne de la sociabilité naturelle de l'homme. L'homme n'entre pas naturellement en société, cette dernière est artificielle, elle est une institution qui se fonde en allant à l'encontre de la nature. Comme le montrera Freud, c'est la répression des pulsions qui permet la civilisation. La vie en société n'est donc pas un mouvement naturel puisque l'homme est par nature insociable.


Transition Hobbes/Rousseau : Dans le contrat social et le second discours, Rousseau remet en question la vision hobbésienne de l'état de nature et par là même occasion la doctrine absolutiste du Léviathan.




IV/ Rousseau et le contrat social.


Première objection : Les hommes décrit par Hobbes dans l'état de nature sont déjà socialisés. De fait, pour qu'il y ait rivalité et volonté de reconnaissance, encore faut-il que l'homme soit déjà en société. L'homme de l'état de nature de Hobbes n'est donc pas mu par des instincts naturels mais par des passions sociales (orgueil, jalousie, envie).

Problème : comment décrire l'homme naturel ? Étant donné qu'il n'existe plus puisque même les peuples les plus sauvages vivent déjà en société, on ne peut que l'imaginer.

Méthode de Rousseau : Il faut retirer par la pensée tout ce qui appartient à la culture pour parvenir à décrire l'homme purement naturel.

Description : L'homme des origines est guidé par deux instincts : l'amour de soi et la pitié. Le premier les pousse à se conserver soi-même et le second borne naturellement la violence puisque nous avons tendance à ressentir la douleur d'autrui. C'est donc un être solitaire qui vit en auto-suffisance presque comme un animal. Si la sociabilité n'est pas naturelle comment alors expliquer l'existence de la vie sociale. Rousseau fait l'hypothèse probable et non vérifiable que des circonstances hasardeuses (catastrophes naturelles) ont rendu nécessaire le lien social. Il distingue alors deux états de nature : un état de nature originaire et un état de nature second. Dans le premier, l'homme est un être solitaire guidé par l'amour de soi et la pitié ; dans le second, l'homme vit en société sans l'existence d'un État. C'est dans ce deuxième état de nature que les passions sociales comme la vanité, le mépris et la jalousie vont naître des inégalités naturelles entre les hommes et vont susciter des conflits menant à la situation invivable décrite par Hobbes. Il faut donc distinguer le sentiment naturel de l'amour de soi et la passion sociale de l'amour propre.

Deuxième objection : Le pacte social de Hobbes est unilatéral, autrement dit le souverain ne passe pas un contrat avec ses sujets et donc il n'est tenu par aucun engagement. Le léviathan étant le seul à ne pas conclure le pacte, il conserve ainsi la liberté absolue de l'état de nature. Chez Rousseau, le contrat social est bilatéral : il engage donc les deux partis. Le souverain n'est pas au dessus des lois, il est chargé de leur juste application. Il doit non pas réaliser sa volonté particulière mais la volonté générale du peuple. Il faut préciser que la volonté générale n'est pas la somme de toutes les volontés particulières car une telle synthèse est impossible en raison de la contradiction de nos intérêts. Le souverain doit donc viser l'intérêt général en dépassant les passions et en suivant sa raison. S'il ne respecte pas cet engagement il est légitime de contester le pouvoir en place ou même de le révoquer. Une telle possibilité est interdite par Hobbes puisque le souverain est au dessus des lois car il les fonde. C'est le caractère absolu du pouvoir qui est la condition de la paix civile. Même si le pouvoir est injuste et partial, il est préférable à l'absence totale de pouvoir tel qu'on peut le constater lors des guerres civiles. Or, la liberté politique est dangereuse puisqu'elle peut mener à de telles conséquences. Rousseau objecte sarcastiquement que l'on vit également heureux et en paix dans les cachots. Dès lors, il est irrationnel de se soumettre à quelqu'un qui nous oppressera comme dans l'état de nature. La sécurité ne justifie donc pas la suppression de notre liberté et c'est au contraire en protégeant et en garantissant notre liberté que l'on pourra vivre en paix. Rousseau rejoint en partie Platon dans le sens où c'est l'éducation du peuple et la vertu des dirigeants qui permettra le bon fonctionnement de l’État et de la société.

Transition Rousseau/Montesquieu : pourtant n'est-il pas utopique de compter uniquement sur la vertu pour éviter les dérives despotiques du pouvoir, comment concilier les aspirations idéalistes de liberté et d'égalité avec la nature mauvaise et intéressée de l'homme ? C'est un tel défi qu'essaye de relever Montesquieu dans L'esprit des lois.
V/ Montesquieu, de l'esprit des lois

L'approche de Montesquieu, comme celle de Machiavel, n'est pas idéaliste mais réaliste puisqu'il n'essaye pas de transformer l'homme mais part du principe selon lequel il est égoïste et intéressé. Il faudra donc contraindre les hommes au pouvoir à servir les intérêts du peuple par des mesures institutionnelles : d'où la nécessité de faire converger l'intérêt privé du souverain avec celui du peuple. Tel est le principe fondant la séparation des pouvoirs. Si un seul homme possède tous les pouvoirs, il sera tenté d'en abuser et il ira contre l'intérêt de tous. Dès lors, il convient d’attribuer le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire à des personnes ou à des corps de magistrat différents. C'est le pouvoir qui arrête le pouvoir et non la vertu du souverain. Par exemple, dans un système démocratique c'est la tenue d'élections régulières et le multipartisme qui permet le contrôle du pouvoir par le peuple. Le souverain n'est pas naturellement vertueux, il est obligé de l'être pour conserver le pouvoir, s'il en abuse les citoyens ne vont pas renouveler son mandat. De même, les hommes politiques ne sont pas naturellement justes, mais ils sont obligés de l'être parce qu'ils sont surveillés par les partis adverses, au moindre faux pas, à la moindre injustice, ils seront dénoncer par les autres hommes politiques. Cette dénonciation des injustices, encore une fois, ne s'effectue par en raison de la vertu et du sens inné de la justice mais à cause de l'intérêt personnel : si mon adversaire est victime d'un scandale alors je peux en profiter pour obtenir le pouvoir. L'intérêt de l'approche institutionnelle de Montesquieu réside donc dans sa capacité à utiliser les vices des hommes au pouvoir pour les contraindre à servir l'intérêt général.
Cependant, on peut relever au moins deux limites dans ce système : tout d'abord, la question de la vertu ne peut être éliminée de manière aussi cavalière puisque pour commettre des injustices on peut toujours contourner les institutions. Il peut y avoir par exemple des accords et des ententes entre les membres des différents pouvoirs. Dans ce cas de figure la séparation des pouvoirs devient donc illusoire. La deuxième limite réside dans le principe démocratique lui-même : si le peuple a le pouvoir, ne risque t-on pas de sombrer dans la tyrannie de l'incompétence ? Ce problème avait déjà été soulevé par la République de Platon. Le meilleur pilote n'est pas le plus fort ou le plus populaire mais le plus compétent, il faut dès lors donner le pouvoir à celui qui sait mener les hommes et non à celui qui est le plus populaire. Montesquieu contourne cette difficulté par la distinction entre la démocratie directe telle qu'elle était exercée chez les grecs de l'antiquité et la démocratie représentative moderne. Contrairement à Rousseau qui était partisan de la première il défend la seconde pour des raisons démographiques et pragmatiques. L’État moderne, en effet, ne saurait être comparé aux cités antiques à cause du nombre important d'habitants. S'il fallait consulter tout le monde alors les décisions seraient trop lentes et il n'y aurait aucune cohérence dans le temps. De plus, si le peuple peut avoir la compétence nécessaire au choix de bons représentants, en revanche il ne peuvent détenir les compétences particulières permettant de traiter les affaires du pouvoir. Il est donc préférable de s'en remettre aux personnes compétentes. Le peuple conserve,de toute façon, toujours le pouvoir de changer de souverain aux prochaines élections.

Transition : nous avons vu avec Hobbes, Rousseau et Montesquieu, la question du pouvoir souverain et les limites qu'on doit lui assigner pour éviter les dérives et les abus. Même si le souverain, comme l'a montré magistralement Machiavel, doit souvent prendre des décisions allant contre la morale ou le droit pour le bien de tous, en revanche il doit aussi être le garant du respect des lois. Bien que la raison d’État reste une mesure exceptionnelle, elle ne remet pas en question le fait que la règle doit être la soumission de tous à la loi. Cette isonomie, c'est-à-dire cette égalité devant la loi est la condition du sentiment de sûreté (que Montesquieu appelle la liberté politique) car elle me garantit que je ne serai pas soumis à la volonté arbitraire du souverain. Ce système préserve donc la stabilité et la tranquillité de la société. Mais si on adopte la doctrine du libéralisme politique, il faudra alors renoncer à définir et à imposer un bien commun à l'ensemble de la population. Or, quelle doit être la mission première de l’État : est-ce de nous rendre heureux ou de protéger nos droits fondamentaux ?L’État doit-il assurer notre bonheur ou notre liberté ?

I/ Le totalitarisme 


Si on examine les États théocratiques ou communistes, on peut remarquer qu'ils se fondent tous sur une idée du Bien et essayent de la diffuser dans l'ensemble de la société. Un État chrétien organisera son système de lois en fonction de la Bible et régira l'ensemble de la vie sociale, de même qu'un État communiste diffusera ses idées à travers le système éducatif et juridique. Le but d'une telle approche est donc de parvenir au bonheur de l'individu et de la société en les transformant conformément à un idéal du Bien. Bien que cet idéalisme politique soit louable, il n'empêche qu'il peut mener à une double dérive. La première réside dans l'intolérance suscitée par l'adoption d'un principe unique et hégémonique. De fait, si l’État a le monopole de la définition du bien, alors il aura tendance à persécuter les idéaux différents au nom du bonheur et de la vérité. Une telle réaction fonde toutes les guerres de religion orchestrées par les États théocratiques. Il s'agit bien de supprimer toute les visions divergentes et antagonistes à la nôtre. La deuxième dérive d'un tel système vient de la nécessité de conformer, de manière totalitaire, l'ensemble de la société à l'idéal commun. Dès lors, l’État ne se contente plus d'administrer les affaires publiques, mais il s’immisce également de manière abusive dans l'ensemble de la vie privée. L’État s'arroge le droit de réglementer le rapport entre les individu, la liberté d'expression ainsi que la pensée même des personnes. Il y a totalitarisme quand l’État dirige tout dans la société, a un pouvoir sans limites, contrôle la pensée et son expression, la vie sociale, la vie économique, et ne reconnaît aucun droit propre aux individus, aux groupes privés, aux minorités, à rien de ce qui constitue la société civile. La liberté extérieure est niée par le droit et la liberté intérieur est détruite par l'idéologie visant la perpétuation et la toute puissance de la logique du Parti (ref : 1984 d'Orwell). Quelles sont les conditions de possibilité de l’État totalitaire ? Pourquoi les individu adhèrent-ils en masse à de tels systèmes ? Telles sont les questions examinées par Hannah Arendt dans les origines du totalitarisme.


Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme

Les totalitarismes (nazi ou stalinien) n'ont pas été des mouvements minoritaires, menés par une poignée d'hommes qui auraient manipulé et violenté la foule. Ils ont été soutenus activement par une majorité de la population. Hitler ou Staline n'ont pu accéder au pouvoir et s'y maintenir car ils avaient bénéficié de la confiance des masses. « Il n'est pas davantage possible d'attribuer leur popularité à la victoire d'une propagande mensongère et bien orchestrée sur l'ignorance et la stupidité », car cette propagande indiquait clairement les orientation révolutionnaires et violentes de ces mouvements politiques. Ainsi, ces actes ont été délibérément approuvés par le grand nombre. Comment la majorité de la population peut-elle parvenir à soutenir un tel extrémisme ?
La société civile se compose de plusieurs solidarités traditionnelles : la famille, la religion, les groupes syndicaux, politiques et professionnels. Or, le développement conjoint du capitalisme et du nihilisme au 19ème siècle a atomisé la société en propageant l'individualisme. La famille élargie a disparue pour devenir mononucléaire, la religion est en crise depuis le progrès fulgurant des sciences et la confrontation avec des cultures étrangères qui a engendré un relativisme inévitable, le sentiment de ne pas influencer le développement social engendre l'abstentionnisme contemporain et le rejet des partis politiques traditionnels, le travail devient donc l'unique lien social donnant du sens à l'existence, mais en période de crise le chômage augmente et détruit le dernier bastion de la société civile. Dès lors, les classes sociales structurant la société disparaissent pour laisser place à la « masse ». Ce terme désigne chez Hannah Arendt la déstructuration de la société au profit d'un groupe amorphe, sans identité et prêt à rejoindre une idéologie totalitaire lui donnant enfin un sens et une raison d'être. C'est l'atomisation de la masse qui rend possible la restructuration par l'idéologie du parti. L'individu est sacrifié sur l'autel du groupe tout puissant. Le célèbre anarchiste russe Bakounine ne disait-il pas : « Je ne veux pas être Moi, je veux être Nous ». La crise de l'identité individuelle engendre donc une identité groupale compensatoire. Le terrorisme contemporain illustre bien ces dérives identitaires et l'avènement d'une nouvelle donne. Est-ce que la mondialisation libérale n'alimente pas paradoxalement l'avènement d'une nouvelle idéologie totalitaire ? Nous voyons bien que les outils forgés par Hannah Arendt sont toujours d'actualité pour comprendre notre présent puisque le totalitarisme reste toujours une possibilité. Si nous analysons attentivement le film Fight club de david Fincher ou encore La vague de Dennis Gansel, nous pouvons voir que l'individualisme contemporain accompagné de l'absence de sens concernant notre existence mène à la nostalgie de la communauté et d'un idéal de vie transcendant. C'est la raison pour laquelle nous ne sommes pas à l’abri d'un nouveau totalitarisme. Comment empêcher un tel avènement ? Quels sont les arguments du libéralisme ?

II/ Le libéralisme


Il y a libéralisme quand la souveraineté de l’État est limitée, c'est-à-dire quand l’État reconnaît et accepte le principe selon lequel son pouvoir exécutif et législatif n’empiétera pas sur certaines libertés fondamentales comme la liberté religieuse, la la liberté de penser, la liberté de la presse, de propriété, de créer des entreprises et de passer des contrats. Dès lors, le libéralisme renonce à l'idée d'un bien unique et de sa réalisation concrète dans la société. L’État libéral ne cherche pas le bonheur puisqu'il risquerait de devenir totalitaire, étant donné que nous tous une vision différente du bonheur et du Bien. Ainsi, l’État doit assurer plus modestement la coexistence des différentes formes de bonheur et de croyance grâce à la garantie des droits fondamentaux des individus. Tel est le fondement de la liberté politique : nous avons le droit de faire tout ce qui n'est pas interdit par les lois et donc notre liberté s'arrête là où commence celle des autres. On a par exemple le droit de pratiquer notre religion à condition de ne pas remettre en question les lois communes et de tolérer les religions différentes de la nôtre. Nous pouvons nous exprimer librement à condition de ne pas porter atteinte ou remettre en question la dignité et le respect exigible vis vis de toutes les personnes différentes de nous.C'est donc le droit qui doit constituer le socle commun de la vie publique et rendre effectif dans la mesure du possible la liberté de tous. Comment savoir quels sont les critères d'une société juste ? Peut-on éviter notre subjectivité dans le choix de tels critères ?


John Rawls, Théorie de la justice


Rawls s'inscrit dans la tradition contractualiste, ainsi il désire déterminer les principes justes de manière rationnelle sans s'appuyer sur une tradition historique particulière. Afin de garantir l'universalité des principes de justice, il va imaginer la fiction de la position originaire (précédant l'instauration du contrat) où les contractants ne savent pas leur position sociale, leur état de santé et physique ou leur religion. Ce voile d'ignorance permet d'éviter de choisir les principes en fonction de notre intérêt particulier. De fait, si je suis riche je serai pour la diminution des aides sociales prélevées sur mes revenus et si je suis pauvre je serai pour une augmentation conséquente de ce genre d'aide. De même, si je suis en bonne santé, je serai pour la diminution des cotisations d'assurance maladie et si je suis malade je serai pour une couverture maladie à 100%. Si je ne connais ni mon état de santé ni ma situation sociale qu'elle serait alors les principes rationnels de justice ?
Rawls s'appuie sur la théorie des jeux et notamment le principe du maximum consistant à maximiser le gain minimum. La possibilité de la pauvreté me pousse rationnellement à choisir une situation politique où on aide les plus défavorisés socialement ou par nature. Le voile d'ignorance permet de dégager les deux principes de justice suivant :


1/ Premier principe : chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés égales pour tous, compatible avec un même système pour tous. « Les libertés de base des citoyens sont ,en gros, la liberté politique (droit de vote et d'occuper un poste public), la liberté d'expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience ; la liberté de la personne qui comporte la protection à l'égard de l'oppression psychologique et l'agression physique (intégrité de la personne) ; le droit de propriété personnelle ; et la protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires, tels qu'ils sont définis par le concept de règne du droit (rule of law). Il est requis par le premier principe que ces libertés soient égales, puisque les citoyens d'une société juste doivent avoir les même droit de base ».

2/ Deuxième principe : les inégalités économiques doivent être telles qu'elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d'un juste principe d'épargne, et attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de juste égalité des chances.
Ce principe « s'applique à la répartition des revenus et des richesses et à la construction des organisations qui utilisent des différences d'autorité et de responsabilité. Si la répartition de la richesse et des revenus n'a pas besoin d'être égale, elle doit être à l'avantage de chacun et, en même temps, les positions d'autorité et de responsabilité doivent être accessibles à tous. » Le principe de différence repose sur le principe que l'économie n'est pas un jeu à somme nulle où les plus riches volent les richesses des plus pauvres (ref : Marx), mais constitue un jeu coopératif qui améliore le produit global. Autrement dit, le succès des plus riches contribue à l'amélioration du niveau de vie des plus pauvres. La preuve réside dans la différence entre les économies planifiées et l'économie de marché du système libéral. Il faut donc accepter les inégalités économiques à condition qu'elles améliorent le sort des plus pauvres.

L'ordre lexical de ces deux principes : Que le premier principe soit « lexicalement » antérieur au second signifie qu'aucune amélioration des revenus conformément au second principe ne pourra être obtenue au prix d'une réduction du bien primaire qu'est la liberté garanti par le premier principe. Ces principes s'oppose à la tradition anglo- saxonne de l'utilitarisme pour qui la maximisation du bien-être de tous doit être la finalité de l'action politique. Le problème d'une telle approche c'est qu'elle légitime le sacrifice de quelques uns pour le bonheur de tous, or un tel sacrifice ne saurait être juste. Dans la théorie de la justice comme équité de Rawls « le concept du juste est antérieur à celui du bien ».


Transition Rawls/ justice :








Commentaires

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  2. Bonjour Monsieur,
    Je voulais simplement savoir si tout ce contenu ne concernait que la politique ou si il y'avait d'autres chapitres inclus

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    1. Ce contenu concerne la philosophie politique. Il faudra donc tout lire, tout comprendre et bien sûr poser des questions si vous ne comprenez pas.

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  3. Bonjour Monsieur,
    Que signifie hubris?

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    1. L'hubris désigne la démesure. Souvenez vous de l'opposition entre démesure et juste mesure dans la tripartition de l'âme chez Platon.

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  4. Bonjour monsieur, je n’ai pas vraiment compris les histoires du prisonnier Carthaginois et du transfuge de l’armée de Pyrrhus, et ce qu’elles démontrent (Machiavel, le Prince chapitre 18, Thèse, Cicéron)

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    1. La question du chapitre 18 est la suivante: faut-il respecter ses promesses et être toujours juste? Machiavel affirme qu'il ne faut pas respecter ses engagements si cela va à l'encontre de nos intérêts. La trahison est donc une nécessité en politique. Cette thèse s'oppose à l'approche de Cicéron. Ce dernier montre qu'il faut respecter ses promesses même avec nos ennemis. Voici le sens des exemples de Cicéron, le prisonnier Catharginois et le transfuge de l'armée de pyrrhus, même si c'est dans notre intérêt d'être injuste et de trahir notre adversaire, il ne faut pas le faire. Le passage le plus important de l'extrait de Cicéron se trouve à la fin avec l'image du lion et du renard qui s'oppose à notre humanité. Ce passage est important puisque machiavel défend l'idée selon laquelle en politique nous devons à la fois être lion et renard, ce qui est contraire à la thèse classique de Cicéron. Le débat entre Cicéron et Machiavel pourrait se formuler de la manière suivante: faut-il toujours être juste?

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  5. monsieur il faut lire tout le livre?

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    1. Il s'agit d'un commentaire des chapitres 15,16,17,18 et 25 du prince de machiavel. Vous ne devez donc lire que ces chapitres. Ensuite, libre à vous de lire le reste, je ne m'opposerai pas à vos pulsions de lecture...

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  6. Bonjour, pour répondre à la 1ère question posée, est-il nécessaire d'utiliser l'entièreté du cours ou la présentation des 2 points de vue et raisonnements sur la politique du début de cours peut suffire à avoir une réponse complète ?

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    1. Pour la première question, il faudra lire platon et machiavel. Donc oui il faudra lire le début du cours. Pour les questions suivantes il faudra lire la suite. On procède petit à petit.La semaine prochaine on étudiera Hobbes et Rousseau.

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  7. Pour quelle date doit-on rendre l'explication de textes des chapitres 15,16,17,18 et 25 de Machiavel monsieur?

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    1. L'explication de ces chapitres se trouve dans mon cours sur Machiavel. Votre travail à vous c'est juste d'apprendre le cours pour le test de connaissance à la rentrée et si vous avez des questions sur le sens du texte, il faut me les poser.

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  8. Le test ne portera que sur les questions que tu nous poses en tant que devoirs ou il pourra y avoir d'autres questions?

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    1. Je vous donnerai clairement les questions qu'il y aura le jour du test. Pas de questions surprises.

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  10. pourquoi Platon choisie-t-il la forme du dialogue alors que les autres auteurs comme Machiavel l'essai ?

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    1. Platon écrit au 5ème siècle avant JC et Machiavel au 16ème siècle. La forme dialogique chez Platon est liée à sa volonté de perpétuer la mémoire de Socrate qui passait son temps à dialoguer avec les Athéniens.

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